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Face à l’Europe, l’Allemagne choisit la Russie.
Dernièrement, Berlin semble avoir opéré un changement d’attitude face Moscou : l’Allemagne est prête à hausser le ton. Rappelons l’affaire Alexei Navalny, lors de laquelle Angela Merkel a accueilli l’opposant politique russe empoisonné à l’hôpital de la Charité de Berlin – sachant pertinemment que le Kremlin pourrait y être impliqué. Par ailleurs, à Bruxelles, la présidence allemande au Conseil de l’UE est parvenue à introduire des sanctions contre la Russie, tandis que le gouvernement réfléchissait sérieusement à mettre un terme à la construction du gazoduc « Nord Stream 2 ». Entre-temps, les travaux du pipeline ont tout de même repris, mais les actions berlinoises témoignent d’un véritable changement de paradigme sur le plan des affaires étrangères – une transition qui s’effectue depuis déjà un an, explique Sarah Pagung, politologue et experte de la Russie au sein de la Société allemande de politique étrangère (DGAP). « Le changement de la stratégie combinant dialogue et bilatéralisme vers une approche favorisant uniquement la discussion s’opère de façon progressive », ajoute-t-elle.
Un équilibre difficile
Berlin suivait la stratégie combinée depuis le début des années 2000, et ce, pour les raisons historiques et économiques qui liaient les deux pays. Toutefois, depuis l’annexion de la Crimée, l’Europe — et donc l’Allemagne — s’accommode à de nouvelles réalités géopolitiques. Désormais, place aux sanctions. Néanmoins, Berlin répétait son souhait de maintenir le dialogue ouvert avec Moscou, comme le prouve le début des travaux de Nord-Stream 2 en juin 2015 dans la mer Baltique. D’après l’experte, le changement d’attitude fait suite au meurtre du Tiergarten de Berlin en août 2019, au-dessus duquel plane le spectre russe.
Prise de conscience allemande
Zelimkhan Khangoshvili, un Tchétchène bénéficiant d’un passeport géorgien, avait été fusillé dans le parc, non loin du parlement et de la chancellerie. Un suspect avait été appréhendé peu de temps après : l’ADN d’un ressortissant russe avait été identifié sur l’arme du crime. Le parquet avait conclu qu’il s’agissait d’une attaque commanditée par l’état russe, des propos étayés à la suite de recherches sur la plateforme de journalisme d’investigation Bellingcat. Par conséquent, le Kremlin siégeait indirectement sur le banc des accusés lors du début du procès en octobre. L’Allemagne espérait alors que la Russie fasse preuve de bonne volonté, car le dialogue prévalait tout de même malgré les tensions de ces dernières années, mais a été profondément déçu, a poursuivi Mme Pagung. Bien que Moscou ait condamné le meurtre, elle y a nié toute implication et bloqué le processus de coopération entre les deux pays. « Au contraire, les autorités russes ont tenté de dissimuler l’affaire – un acte auquel Berlin ne s’attendait pas et qui a enclenché une réelle prise de conscience : les relations germano-russes n’étaient peut-être pas si spéciales », a-t-elle révélé.
Attaque informatique de 2015
La position de l’Allemagne face à la Russie s’est raffermie au fil des années, bien avant l’affaire Navalny. Bien que le sujet défraye actuellement la chronique, la nouvelle attitude allemande était déjà perceptible en mai, lorsque la chancelière allemande Angela Merkel a pour la première fois mis en lumière la participation russe au piratage informatique de grande ampleur dont a été victime le Bundestag en 2015. « Nous disposons de preuves irréfutables [à cet effet] » avait-elle soutenu. Des adresses mail, notamment celle de la chancelière, avaient été piratées. « Nous allons naturellement prendre les mesures nécessaires, notamment contre la Russie », avait alors fait savoir Mme Merkel. Désormais, l’Allemagne, à la tête de la présidence tournante de l’UE, a introduit des sanctions contre des proches de Vladimir Poutine, soupçonnés dans l’affaire Navalny. Cependant, il n’a pas fallu attendre longtemps avant que ne revienne la rengaine d’outre-Rhin, selon laquelle « il faut maintenir le dialogue avec la Russie », d’après Heiko Maas, ministre allemand des Affaires étrangères. Jusqu’où Berlin assume-t-elle son changement de paradigme ? Les prochaines élections fédérales, le manque de clarté dans les relations avec les États-Unis d’Amérique et l’OTAN ainsi que les problèmes politiques internes sont autant de facteurs à prendre en compte pour tenter de répondre à cette question.
« En politique il n’y a jamais d’amis ni d’ennemis permanents. Il n’y a que des intérêts permanents » En politique, il n’y a pas d’amis ou d’ennemis, il n’y a que les intérêts A dit un célèbre homme politique: « En politique, Il n’y a pas d’amis permanents, Il n’y a pas d’ennemis permanents, Il y a des intérêts permanents « . « En politique, il ne faut jamais dire jamais », disait Moumouni Adamou Djermakoye, l’une de grandes figures de la politique nigérienne et africaine.
De toutes les nations étrangères, l’Allemagne est celle qui jouit du plus grand capital de sympathie en Russie. Les enquêtes de ces dernières années semblent indiquer que les élites russes tiennent l’Allemagne pour un ami fidèle et un défenseur des intérêts de leur pays en Occident. L’Allemagne n’est pas une puissance nucléaire, et elle n’est pas considérée, contrairement aux États-Unis, comme un rival géopolitique dans l’espace post-soviétique. Elle est le plus important partenaire commercial de Moscou, et les élites allemandes aiment à voir leur pays comme un défenseur des intérêts européens – surtout économiques – auprès de la Russie, et souvent comme un médiateur entre Moscou et Washington.
Face à l’Europe, l’Allemagne choisit la Russie
L’Allemagne et la Russie entretiennent des relations « spéciales » pour des raisons historiques. Mais le succès, ces 15 dernières années, de la politique de réconciliation entre les anciens ennemis de la Seconde Guerre mondiale, et la portée de cette réconciliation pour toute l’Europe, ne doivent pas être mésestimés. Les nouveaux membres de l’Union européenne (UE) et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) d’Europe centrale et orientale hésitent à reprendre à leur compte la politique de réconciliation avec la Russie, et voient d’un mauvais œil la relation «spéciale» Berlin-Moscou. Bien qu’historiquement compréhensible, le fort sentiment antirusse de ces pays est hélas un obstacle majeur au renforcement de la politique européenne de voisinage (PEV) à l’égard de la Russie. Les voisins orientaux de l’Allemagne auront besoin de temps pour surmonter le traumatisme d’une occupation soviétique de 45 ans. Les élites allemandes, elles, se sont réjouies du rôle joué par le dernier président soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, et le premier président russe, Boris Eltsine, dans les années 1989-1993, années cruciales de la réunification allemande. En Allemagne, on aime à penser que la chute de l’Union soviétique est plus due à l’Ostpolitik et à un rapprochement de long terme vis-à-vis de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) qu’à la pression militaire et économique américaine. Helmut Kohl a suivi la voie de Willy Brandt dès qu’il a compris que l’Allemagne pouvait non seulement y gagner sa réunification, mais aussi prendre la tête de la redéfinition du rôle de la Russie dans la future Europe. Entre 1991 et 2005, la politique allemande a visé à intégrer la Russie dans une architecture européenne élargie. Kohl s’est toujours montré tiède sur l’adhésion à l’OTAN des anciennes républiques soviétiques comme les États baltes, craignant de soulever en Russie des réactions négatives. Les dirigeants allemands ont été les plus fervents avocats de l’entrée de la Russie au G7, aux Clubs de Paris et de Londres, et à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Quand la Russie a connu de graves problèmes économiques après la chute de l’URSS, l’Allemagne s’est empressée de lui apporter son aide financière.
Avec Angela Merkel, la chancellerie adopte une approche modérée et pragmatique à l’égard de la Russie et des pays de l’ex-espace soviétique. Merkel a certes qualifié les relations de l’Allemagne avec l’UE et les États-Unis d’essentielles, d’indiscutables, reposant sur les mêmes valeurs de démocratie et de liberté. Ayant grandi en Allemagne de l’Est sous l’occupation soviétique, elle demeure sceptique quant à l’adoption de la démocratie en Russie ; elle semble partager avec nombre de leaders d’Europe centrale et orientale craintes et ressentiments vis-à-vis de Moscou. Angela Merkel reste cependant consciente des opportunités actuelles pour les milieux d’affaires allemands et européens, sur un marché russe en pleine effervescence. Elle privilégie pourtant l’idée d’une zone de libre-échange transatlantique (Transatlantic Free Trade Area, TAFTA), entre l’UE et les États-Unis, sur l’idée d’une zone de libre-échange avec la Russie.
L’Allemagne et la France, son principal allié, ont initié la tenue de sommets franco-germano-russes réguliers. La troïka tentait ainsi de mettre sur pied un partenariat trilatéral sur des questions d’économie et de sécurité européennes, à un moment où d’autres pays européens n’étaient pas prêts à coopérer avec la Russie à un niveau stratégique. Ces sommets avaient un objectif précis : dire à Moscou que la Russie n’était pas exclue des prises de décision en Europe, bien qu’elle ne fût membre ni de l’UE ni de l’OTAN. Dès les prémices de la guerre en Irak, la troïka a été dénoncée en Europe centrale et orientale comme un « axe » antiaméricain. La Pologne, et d’autres anciens membres du pacte de Varsovie s’indignaient alors de cette proximité entre Berlin, Moscou et Paris…⇒ La suite
« Bref, la politique a ses raisons que la logique ignore. Elle est faite des alliances, des séparations et des retrouvailles. » Moussa Danioko.
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