Enquête: Quand Internet sera chinois: Coupant l’herbe sous le pied aux Américains et aux Européens, des ingénieurs du géant Huawei sont déjà en train d’inventer l’Internet de demain. Le Financial Times a mené l’enquête. Pékin peut-il imposer au reste du monde sa conception d’un réseau sous contrôle étroit de l’État ?
Par une fraîche journée de septembre 2019, une demi-douzaine d’ingénieurs chinois ont débarqué dans une salle de conférences du quartier des Nations unies, à Genève, pour présenter une idée révolutionnaire. Ils ont eu une heure pour convaincre les délégués de plus de quarante pays de la validité de leur vision : un nouvel Internet censé remplacer l’architecture technologique qui charpente le Web depuis un demi-siècle. Alors qu’actuellement Internet appartient à tout le monde et à personne, ils ont commencé à construire quelque chose de très différent : une nouvelle infrastructure capable de rendre le pouvoir aux États plutôt que de le laisser aux individus.
L’équipe à l’origine de ce projet, baptisé “New IP” [“nouveau protocole Internet”, le protocole IP étant celui qui régit l’élaboration et le transport de paquets de données sur la Toile], travaillait pour le géant chinois des télécoms Huawei, qui, de toutes les entreprises, était celle qui avait envoyé la délégation la plus fournie au forum. Lors de cette rencontre organisée au siège de l’Union internationale des télécommunications (UIT), agence onusienne chargée d’établir les normes internationales pour le secteur des nouvelles technologies, les chercheurs chinois sont arrivés avec une simple présentation PowerPoint.
Leur document ne s’encombrait pas de détails sur le mode de fonctionnement de leur nouveau réseau ni sur le type de problèmes qu’il prétendait résoudre. Il était en revanche émaillé d’images de technologies futuristes –
des hologrammes grandeur nature jusqu’aux voitures autonomes. Il s’agissait de montrer que le réseau actuel est une relique du passé, parvenu à la limite de ses exploits techniques. Il serait donc grand temps de le remplacer par un réseau mondial fondé sur une architecture descendante, dont la construction devrait être confiée aux Chinois, a assuré l’équipe de Huawei.
“Contrôle absolu” Tous les États du monde semblent admettre que le modèle actuel de gouvernance d’Internet – relativement anarchique et autorégulé par des entreprises privées, américaines pour la plupart – est défaillant. Le projet New IP, dernière initiative en date visant à modifier la gestion d’Internet, est porté par des pays qui, à l’époque de la création du réseau, il y a cinquante ans, avaient été largement laissés à l’écart. “Les conflits sur la gouvernance d’Internet sont les nouveaux espaces dans lesquels se jouent le pouvoir politique et le pouvoir économique au XXIe siècle”, écrivait en 2014 la chercheuse Laura DeNardis dans son livre The Global War for Internet Governance [“La guerre mondiale pour la gouvernance d’Internet”, non traduit en français].
Le gouvernement chinois, en particulier, voit dans l’élaboration d’une infrastructure et de normes Internet le pilier de sa politique étrangère numérique, et dans ses outils de censure la validation de principe d’un modèle Internet plus efficace, que d’autres pays pourraient reprendre. “Les Chinois veulent bien entendu une infrastructure technologique qui leur permette d’exercer le même contrôle absolu que celui qu’ils se sont assuré politiquement, une conception qui s’inscrive dans le même élan totalitaire”, explique Shoshana Zuboff, autrice de The Age of Surveillance Capitalism [“L’ère du capitalisme de surveillance”, non traduit en français] et professeure de sciences politiques à l’université Harvard. “Je trouve cela terrifiant, et cela devrait terrifier chacun d’entre nous.”
Huawei affirme n’avoir développé son nouveau protocole que pour répondre aux exigences techniques d’un monde numérique évoluant à vitesse grand V et n’avoir encore prévu aucun modèle de gouvernance particulier. L’équipementier chinois dirige un groupe de discussion de l’UIT chargé d’évaluer la technologie de réseau qu’il conviendra de mettre en place d’ici à 2030 et, selon son porte-parole, le New IP est taillé sur mesure pour répondre à ces besoins.
Ce que l’on sait de cette proposition provient essentiellement de documents extrêmement techniques qui sont parvenus à notre rédaction du Financial Times. Ils ont été présentés à huis clos devant des délégués de l’UIT en septembre dernier, puis en février 2020. L’un est une proposition de normes techniques, et l’autre une présentation PowerPoint intitulée “New IP. Élaborer le réseau de demain”. …
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